Du bonheur dans l'enreprise?

Par Maxime Morand, DRH, et Raphaël Bennour, Chargé de projet/recherche RH, Lombard Odier

Le bonheur en entreprise repose-t-il inéluctablement sur la construction d’une carrière probante, visible et reconnue ? Une certaine doxa, dominant la perception du monde managérial, semble aujourd’hui indiquer que oui : la réalisation personnelle de l’individu passerait bien par la pleine occupation d’un rôle professionnel et le jeu d’une carrière. Mais, somme toute, agir ainsi permet-il jamais d’être heureux ? Et n’est-il pas illusoire de désirer un bonheur tout seul ? Face à cette éthique du « moi.com », une prise de distance s’impose !

Il va sans dire que tout jeune diplômé vit à l’orée de son insertion dans le monde professionnel une période de grande incertitude : qu’est-ce que l’entreprise attend de moi ? Et que puis-je, en retour, attendre d’elle ? Comment me comporter vis-à-vis de mes futurs collègues ? Comment mettre à profit les connaissances acquises tout au long de mon cursus académique ? L’entrée en fonction n’est pas une sinécure, bien loin s’en faut. Ainsi que le souligne Manuela Forno1, celle-ci rime souvent avec « un premier choc », une mise à mal de la confiance et du confort intellectuel que la vie estudiantine avait fini par procurer, année après année. Aussi importe-t-il que les enjeux et rouages du monde entrepreneurial soient d’emblée bien saisis par les nouvelles recrues, faute de quoi leur première expérience pourrait se transformer rapidement en un rendez-vous raté, lourd de conséquences à plus long terme. Mais pour ce faire, il incombe à chacune et chacun de se dessaisir au préalable de quelques a priori tenaces

En tête de ces préjugés figure incontestablement l’idée de ­« ­carrière », telle qu’elle s’est imposée dans le paysage managérial au fil des décennies passées. Ce n’est là un secret pour personne, rendre public son désir de faire carrière – aveu d’une cupidité ­éhontée… – expose inévitablement à quelques critiques et remarques acerbes. Tant et si bien, d’ailleurs, que parmi les femmes et les hommes qui jalonnent aujourd’hui les couloirs des universités comme des entreprises, les plus téméraires osent-ils avec force prudence se revendiquer « ambitieux… mais pas ­‘carriéristes’ (non, rassurez-vous !) ». Cette transition sémantique est pour le moins significative. Car, si une qualification de ­« ­carriérisme » résonne en effet désormais comme une accusation, un outrage évident, c’est bien que les appareillages conceptuels qui avaient prévalu naguère, et qui justement avaient érigé la carrière comme un faire-valoir de l’entreprise, ne font plus pleinement sens dans les organisations post-modernes.

La carrière: un mirage?

L’invention de la carrière individuelle est le résultat d’un long processus historique de rationalisation de la gestion de l’homme, débuté en phase avec la modernisation des anciennes manufactures héritées de la révolution industrielle. Dès le 20e siècle, face à la technicisation croissante des pratiques productives, la question de la participation de l’individu à la marche de l’entreprise émerge progressivement. Suite à la série d’expériences menées à ­Hawthorne sous l’égide de E. Mayo, une prise de conscience beaucoup plus substantielle s’opère sur les ressorts relationnels et psychologiques de la productivité – nuançant la vision strictement techniciste de Taylor. La naissance consécutive du mouvement dit des « Relations Humaines » devait définitivement inscrire l’amélioration des conditions du travail humain au centre des préoccupations collectives.

Au lendemain de la guerre, la généralisation tendancielle des modèles bureaucratico-hiérarchiques se présente néanmoins comme un nouveau défi posé au monde de l’entreprise. Il s’agit non plus d’assurer les conditions essentielles de bien-être susceptibles d’optimiser la productivité des ouvriers au sein de l’usine, mais, bien davantage, de mettre sur pied les dispositifs qui permettront de gérer les trajectoires professionnelles des salariés dans des architectures pyramidales aussi complexes que vastes. L’essor successif des fonctions « gestion du personnel » et « ­ressources humaines » figure indubitablement comme la réponse historique du monde de l’entreprise à ce nouveau défi. épaulée par des corporations de plus en plus homogènes et fédératrices2, la profession se développe progressivement et occupe une place grandissante dans les organisations.

L’assise que prend la fonction ressources humaines (RH) à compter des années 1980 et 1990 ne peut cependant être expliquée qu’à la lumière de son inépuisable créativité : grades et titres ; schémas de progression ; systèmes de rémunération et incentives divers ; formation continue ; gestion de l’emploi et des compétences… Autant de dispositifs qui légitiment l’intervention des acteurs RH en leur offrant des atours plus professionnels, plus techniques, plus « scientifiques ». Mais, par-dessus tout, l’enjeu est, au travers de ces dispositifs, d’assurer la cohérence d’une offre compétitive de « carrière » susceptible de séduire et retenir les meilleurs candidats face à un marché du travail devenu plus concurrentiel. C’est  en s’assignant progressivement cet objectif comme ligne principale d’action que les entités RH ont érigé la carrière comme norme dominante de gestion des relations professionnelles. Mais celle-ci, il faut s’en convaincre, demeure pour beaucoup un mirage !

Le nouveau visage de la souffrance au travail

Un « mirage » puisque, par essence, tout schéma de carrière repose sur une logique d’accession, et par corollaire d’exclusion, à des avantages et privilèges donnés. Comment motiver de façon continue la participation de l’individu à l’entreprise si ce n’est par la promesse de quelque chose de « mieux » ou de « plus » ? Et quid, dès lors, des exclus, de celles et ceux qui ne peuvent prétendre à ce mieux et à ce plus ? Force est d’admettre que la notion de carrière, dans un système fondamentalement hiérarchique, ne fait sens qu’à partir du moment où elle procède à une différenciation par un processus de sélection. N’y a-t-il pas, en somme, les « happy few »… et les autres ?

Si l’organisation bureaucratique moderne, avec ses dispositifs techniques sans cesse plus facilitants et ses outils toujours plus performants, aura permis de réduire en grande partie la pénibilité physique et mentale du travail, elle aura toutefois décuplé la souffrance d’une partie de ses acteurs en raréfiant les possibilités de carrière en son sein. Dans un monde professionnel régi par une éthique du travail à la lointaine sonorité protestante, comme nous l’enseigne le sociologue Max Weber3, être privé de carrière n’est-ce pas de facto être privé de toute perspective de réalisation personnelle ? La multiplication des publications sur la problématique du développement personnel, l’essor du coaching, l’augmentation des cas de harcèlement, l’incertitude sur la bonne attitude managériale à adopter… apparaissent comme autant de signes d’une nouvelle forme de souffrance au travail. La question qui demeure donc, pour tout jeune diplômé comme pour tout salarié averti est la suivante : peut-on jamais s’assurer une part de bonheur dans l’entreprise ? Et si oui, comment ?

Du bonheur dans l'entreprise?

Selon Aristote, viser le bonheur ne se conçoit que dans une perspective d’être heureux ensemble. L’éthique, pour lui, fonde les règles d’un accès au bonheur dans une communauté de personnes. Aujourd’hui, la destinée du bonheur est presque exclusivement individuelle. Mon épanouissement, ma réussite, ma satisfaction… le « moi.com » prédomine. On apprend à gérer sa carrière comme une marque : chaque individu est d’abord son entreprise. Mais comment être heureux tout seul ? Cette auto-pression dans le « faire carrière » comme lieu de son bonheur est anxiogène, pour ne pas dire toxique. Le bonheur en entreprise ne se décline qu’au pluriel. Rêver son épanouissement futur en entreprise, c’est imaginer une réussite dans ses futures relations de travail. Rêver un bonheur professionnel, c’est projeter sa satisfaction dans l’ouvrage lui-même. Faire que le travail devienne une œuvre commune et la motivation devient ainsi intrinsèque aux actes posés.

Notre société pousse à confondre la personne avec son rôle. Nous sommes notre profession, notre titre, notre place. Il n’y a plus d’autre espace d’existence réussie en dehors de la vie professionnelle. Est-ce cela le bonheur ? Ou faut-il exister – si cela est encore possible – seulement pendant les week-ends et les vacances ?

Dans sa pertinente analyse des motifs psychologiques qui poussent quelqu’un à vouloir devenir chef, Eugen Drewermann4 met en exergue la nécessité pour les organisations d’avoir des personnes prêtes à se « sacrifier » pour jouer un rôle. Le rôle a ceci de confortable qu’il apporte « une sécurité du cahier des charges et des organigrammes ». Drewermann affirme ainsi que les grandes organisations attirent avant tout des individus qui aspirent à réduire le spectre de leurs angoisses. Le rôle permettant la préservation du risque, la réduction de l’incertitude, de l’aléa, il anesthésie la créativité et l’ouverture vers l’inconnu.

Au fond, les organisations se méfient des gens qui existent trop par eux-mêmes et préfèrent que ceux-ci se contentent de jouer le scénario pré-écrit. Le bonheur consisterait-il à avoir le meilleur rôle possible, au sens d’avoir le « beau rôle » au sommet d’une pyramide hiérarchique ? Ou le bonheur ne devrait-il être que du côté de l’ex-istence (ex istere : sortir de soi-même, pour prendre un risque) – ce qui voudrait dire, in fine, quitter les organisations et fuir les rôles ?

Un bon bouddhiste parlerait de la « voie du milieu » comme constitutive du bonheur, en acceptant des rôles, certes, mais en les transformant en une authentique passion de vivre…

En définitive, pas d’illusions : le travail est un lieu d’efforts et de tensions. Avec un semblant de distance raisonnable, ne mettons pas notre énergie à vouloir réussir dans la vie mais davantage à réussir sa vie ! à condition de dire avec le poète : « habite et n’habite pas ta maison » (René Char) – demeure à la fois totalement dans et en dehors du rôle !


1 Manuela Forno, Quelques clés pour faciliter votre intégration en entreprise…, Master Career n°2.
2 A l’image de l’ANDRH en France.
3 Cf. Max Weber, L’éthique protestante du capitalisme.
4 Cf. Eugen Drewermann, Kleriker. Psychogramm eines Ideals